Le Scintillement d’une île.

C’est un rayon qui vient illuminer le regard, un scintillement dans le paysage, un reflet coloré dans la ville, qui confond la rétine dans ses habitudes et vient surprendre le touriste dans son indolence. La question d’un regard qui serait constitutif de nos identités, asservi aux codes de la représentation médiatique du monde, mais porteur d’un potentiel d’émancipation, semble centrale dans la démarche artistique de Paul Maheke. Aussi, ce tract diffusé pour « En connaître moins sur notre propre situation », une marche organisée à Paris en 2013 en collaboration avec Maxime Bichon, sans revendication autre que l’être ensemble, pourrait-il servir d’élément repoussoir introduisant à son œuvre : « Il faut d’abord décrire ce regard qui part du bas pour aller vers le haut et rebondit sur tous les reflets qui rejaillissent et se diffractent sur le métal des pôles. […] Le Pornoscope pourrait être cette architecture faite de lustre et de reflets, d’éclats et de brillances. Une architecture conçue pour s’assurer que l’œil sera repu, rassasié des effets de lumière et de la vibration des surfaces lisses et luisantes agitées sous le poids de ce corps qui danse. […] » Aussi est-ce à une désaturation du regard que se livre Paul Maheke dans son travail, afin de l’extraire de ce « Pornoscope » qui le retient captif.

Comme dans cette série de petites peintures, ses Réflecteurs iridescents, qu’il abandonne dans la banlieue de Montréal, mis à la disposition du passant, ou encore dans le cadre de Tout en sollicitant le soleil, une série de performances et d’interventions qu’il a réalisées en 2012 à Barcelone. Sur une colline aride des alentours de la capitale catalane, l’artiste a enduit la tranche d’un tronc d’arbre abattu d’un gel scintillant bleu nuit ; ou encore, ce jeune homme arborant une jupe couverte de sequins argentés chatoyants dans la lumière solaire qui tourne sur lui-même tel un derviche tourneur devant le Pavillon allemand de Mies van der Rohe. Non pas tant ici ébranler la modernité en dansant la couleur dans l’espace comme le fit Hélio Oiticica avec ses Parangolés, que mettre en branle le regard avec la complicité d’un soleil diffracté qui n’éblouit pas mais décille les yeux.

Des interventions furtives ou modestes qui opèrent l’espace rationnel de la ville, mais aussi les paysages en tant que systèmes de pensée structurés par nos imaginaires. Des imaginaires paysagers, habités d’archétypes dont le mieux arrimé pourrait être cette île comprise comme l’espace colonisé par excellence : une réflexion qui alimente le film que Paul Maheke vient de terminer — presque naturellement — lors d’une résidence au CIAP sur l’Île de Vassivière en Limousin. Tropicalité, l’île et l’exote (2014) est une vidéo sans son d’une douzaine de minutes dans laquelle l’artiste mêle des paysages qu’il a filmés lors de séjours à La Réunion, en Islande et à Vassivière. Des extraits de textes de Victor Segalen (Essai sur l’Exotisme), Michel Foucault (Le Corps utopique) et Patrick Chamoiseau (L’Empreinte à Crusoé) disent l’intérêt de l’artiste pour les questions de construction de l’Autre dans le regard exotique, des structures de pouvoir associées à ce regard et, au final, d’une décolonisation de ce dernier. Derrière un enchaînement de paysages îliens articulés à ce fil de sous-textes apparaît la figure d’un Autre et comme le fantôme ou le fantasme de son corps. Un corps à soi et pourtant étranger, qui pourrait se reconquérir par la danse — l’artiste y apparaît exécutant des mouvements de krump, de vogue, de twerk, de bounce music, autant de danses nées dans les banlieues noires nord-américaines du rejet de formes de violence et d’autorité et procédant d’une réappropriation de soi par la mise en branle — avec sa part d’érotisme.
De l’autre côté des images et du désir, c’est le touriste qui regarde : en butant sur les coquillages exotiques semés dans l’île par Paul Maheke et Alice Didier Champagne, peut-être se rapprochera-t-il de Proust lorsqu’il écrivit que « le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux » (1) ?

Dervish et Van der Rohe

Paul Maheke a participé au Salon de Montrouge en 2014. Il est diplômé de l’École nationale supérieure d’art de Paris-Cergy et est actuellement en résidence au Centre international d’art et du paysage (CIAP) de Vassivière (Limousin) en duo avec Alice Didier Champagne où ils ont présenté l’exposition « Paysage sauvage » lors des Journées européennes du patrimoine.

(1) Marcel Proust, À la Recherche du Temps perdu, La Prisonnière.

Cédric Aurelle, Le Scintillement d’une île, Le Quotidien de l’Art n°678, sept. 2014